Vent de Panique

Petites et grosses fortunes de mer - Ivan le Terrible

Histoirs de Partir, Cyclone Ivan - Image Wikipedia

La rubrique "Petites et grosses fortunes" de mer évoque les éventuels dangers rencontrés un équipage en croisière sabbatique. Cet extrait relate le passage de l'ouragan Ivan et montre l'importance de prendre en compte les périodes cycloniques.

Ivan a un sens de la mise en scène très hitchcockien. Les événements de la journée s'enchaînent comme si le maître de la terreur avait organisé une lente et insidieuse montée de l'angoisse. Pour certains, l'inquiétude se mue en peur panique. Les bulletins météo constituent les premières attaques contre les nerfs. Artistiquement flous, ils sont suffisamment précis pour inquiéter, mais trop vagues pour rassurer. Le deuxième événement marquant est la transformation de l'horizon. Il se charge de nuages dramatiquement denses et sombres. Notre inconscient nous taraude que l'apocalypse commencera ainsi. Les éclairs déchirent le ciel comme au théâtre. Un formidable coup de tonnerre indique l'imminence du premier acte. Sur les bateaux, les marins sont mûrs pour la terreur. La première attaque d'Ivan est lancée quelques secondes plus tard. Elle est extrêmement brutale. Nous étions prévenus, mais l'effet de surprise reste total. La température baisse brusquement. Un frisson de peur et de froid nous parcourt l'échine. La pluie s'abat en trombes d'eau. La visibilité devient quasiment nulle. En dix minutes, le vent dépasse 40 nœuds, puis 50 nœuds.

Sur le TomNeal, nous sommes parés. Nous avons changé de mouillage afin de nous éloigner des autres bateaux. Le principal danger dans les coups de vent violents est que l'ancre dérape. C'est dangereux pour le bateau qui dérape, mais aussi pour les bateaux sous le vent qui risquent d'être heurtés par le navire à la dérive. L'ancre secondaire est sortie, prête à être lancée si l'ancre principale vient à déraper. Nous avons doublé la patte d'oie et l'orin qui relie la chaîne de l'ancre au bateau. Les gilets de sauvetage sont sortis de leur placard. Tout est paré ou presque. Par précaution, nous avons décidé de laisser les moteurs tourner pendant toute la durée de la tempête. En cas de dérapage seuls les moteurs sauveront le TomNeal. Depuis que nous avons quitté le Marin, jamais un de nos moteurs ne nous a fait défaut. Aujourd'hui, alors que l'ouragan menace le moteur bâbord refuse de démarrer. L'événement ressemble à la mauvaise blague d’un film d'horreur de série B.

Dehors le vent souffle en rafale et la pluie crépite depuis une heure. Puis une accalmie arrive. Le TomNeal s'est bien comporté. L'ancre n'a pas bougée. Si la première attaque d'Ivan n'a fait aucun dégât matériel à Porlamar, elle a été sévère en termes de dommage psychologique. Le moral des équipages est anéanti. Jusqu'à présent l'angoisse était insidieuse, elle devient tout à coup évidente. Les calculs et prévisions s'accélèrent. Les premières rafales du cyclone avoisinant 50 nœuds, les rafales suivantes seront bien plus fortes et destructrices. Chacun réagit à l'angoisse à sa manière. Marie se tétanise peu à peu. Elle m'avouera le lendemain qu'elle n'a jamais été autant stressée de sa vie, même ses accouchements lui ont semblé psychologiquement moins pénibles. Pour ma part, j'utilise la méthode bretonne. Une petite dose d'inconscience et une pincée d'obstination. Je fronce les sourcils et m'emploie activement aux préparatifs pour résister à la tempête. Je me tiens avec entêtement à mes prévisions. Le vent ne sera pas si terrible. Je parie même avec Marie que les attaques suivantes ne dépasseront pas 50 nœuds. Secrètement, je suis partagé entre deux désirs extrêmes. J'aimerais assister au spectacle magistral d'un coup de vent à 100 nœuds, j'aimerais en découdre avec les éléments. À l'opposé, un sursaut de raison me pousserait à quitter le navire, pour attendre à l'abri la fin du cyclone.

Apparemment, le dilemme est également vécu par le reste de la flotte mouillée à Porlamar. Des images d'exode surgissent. Régulièrement des annexes quittent leur bateau avec équipages et bagages. Le temps de la réflexion est maintenant passé, il faut agir. Certains équipages abandonnent purement et simplement leur navire. D'autres ne peuvent envisager de quitter leur bateau qui représente souvent tous leurs biens. Dans tous les cas, les enfants accompagnés de leur mère vont à l'hôtel. Marie a du mal à se laisser convaincre, mais finalement, elle rejoint avec Vincent, Sarah et Claire les autres équipages à terre. Si mes prévisions ne sont pas trop farfelues, il vaut mieux que je reste à bord. À 50 nœuds, un bateau qui dérape peut être sauvé s'il y a quelqu'un à bord.

Je reviens donc seul sur le TomNeal, après avoir déposé Marie et les enfants au ponton. Un taxi les emmène à l'hôtel. Je me sens plus à l'aise sans ma petite famille, je suis libéré d'une lourde responsabilité et pourrai me consacrer entièrement à la préservation du bateau. En signe de reconnaissance, le TomNeal consent enfin à faire démarrer son moteur bâbord. Apparemment, une saleté devait boucher un injecteur. Après un démarrage laborieux et une accélération, le moteur tourne comme une horloge. L'événement est de bon augure et un grand soulagement, si je devais lutter contre les éléments, je serais certainement plus à l'aise avec deux moteurs.

Commence une longue attente, le second coup de vent était prévu pour 18h00, puis 19h00. Rien ne vient. L'inquiétude cède le pas à l'ennui mais pas question de dormir. La mise en scène d'Ivan a jusqu'à maintenant été parfaite, de toute évidence il manœuvre pour mieux nous surprendre. Il nous joue tout simplement la scène du calme avant la tempête.

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