Juan, constructeur séducteur

À la découverte d'un nouveau monde - Portrait de marin

Rivière Salée en dominique avec l'équipage du catamaran Tomneal

Cet extrait est issu de la rubrique "Portrait de marin" qui vous présente des marins de grand voyage. Au-delà de l'aspect humain et des anecdotes souvent amusantes, le but avoué est de découvrir comment ces hommes et femmes ont préparé et financé leur croisière sabbatique. Elle donne aussi une vue très sincère de "comment ils vivent leur voyage".


Nous sommes de retour à la marina du Bas du Fort à Pointe-à-Pitre. Demain un nouvel équipage d'invités arrive à bord pour dix jours. Sans surprise, tous les copains et parents, invités de longue date, ont soudainement réalisé que notre année sabbatique prenait fin bientôt. Du coup, après des mois sans personne à bord, nous enchaînons l'accueil de nos invités. Entre deux « charters », nous profitons des facilités de la marina pour les pleins en tout genre et le nettoyage du bateau.


Tout comme les mouillages des petites criques, les marinas peuvent être l'occasion de rencontres sympathiques. Là aussi l'analogie avec le camping est forte. Deux bateaux côte à côte sur leur ponton sont comme deux caravanes voisines au camping de la plage : les caravaniers se font la conversation et souvent, les bateaux voisins deviennent des « batocopains ». Aujourd'hui nous sympathisons avec Juan, un Espagnol. Il fait partie de ces hommes qui, malgré la cinquantaine passée, ont déjoué les affronts de la calvitie et du ventre bedonnant. Au contraire, il semblerait que l'âge mûr accroisse leur pouvoir de séduction. Bref, le genre d'individus dont les femmes disent qu'il est bel homme. De plus, le bel homme parle le français avec un charmant accent espagnol et sa galanterie est sans égale. Tout ce qu'il faut pour irriter le reste de la population masculine du port.

Pour finir d'agacer les mâles du ponton, Juan est un artiste de la construction amateur. Son bateau, un plan Bruce Roberts, est un splendide monocoque de 43 pieds. Il n'a aucun point commun avec les constructions amateurs habituelles, ces coques en acier à bouchains à vif. Son design et son niveau de finition sont remarquables. La visite de l'œuvre finit de convaincre les plus sceptiques. Du pont en teck aux menuiseries intérieures, en passant par la console de barre et l'agencement de la table à cartes, chaque détail a été pensé et réalisé avec un soin et une ingéniosité inouïs.
La splendeur du bateau de Juan tendrait à démontrer qu'il est décidément un individu hors du commun. Le beau capitaine est sans aucun doute doté d'une opiniâtreté et d'une habilité peu ordinaires. Son histoire est pourtant celle d'un homme simple. Issu d'une famille pauvre du sud de l'Espagne, il commence à travailler à seize ans comme garçon de café. Après quelques années, l'appel du voyage se fait sentir. Il s'embarque pour la Grande-Bretagne et trouve du travail dans un restaurant. Il commence comme plongeur, puis après quelques mois est promu serveur. Deux années à Londres lui permettent de réaliser son premier rêve d'enfant : devenir bilingue. De retour au pays, il est très naturellement embauché par Iberia, la compagnie aérienne nationale. Steward sur les long-courriers, il rencontre tout aussi naturellement une hôtesse de l'air qui devient sa femme. Le divorce qui suit ne l'empêche pas de se marier avec une seconde hôtesse de l'air et d’avoir deux enfants. Côté professionnel, il gagne bien sa vie et surtout dispose de beaucoup de temps libre. Quinze jours travaillés lui offrent quinze jours de repos.

L'argent et le temps libre aidant, il réalise son second rêve d'enfance, construire un voilier, un vrai, un grand. Il y consacre douze années de sa vie. Il érige d'abord le hangar pour accueillir le chantier, puis quatre années sont nécessaires pour que la coque en bois moulé prenne forme et encore sept ans pour l'aménagement et les finitions. Quelques exemples évoquent l'ampleur du travail : quatre mois pour poser les lattes en teck du pont, trois mois pour construire les quinze portes de placard à claires-voies, deux mois pour l'électricité… Le temps passe vite à ce rythme et la mise à l'eau du bateau coïncide avec l’année de son départ en retraite. Il réalise enfin son troisième rêve : partir sur les océans et lève l'ancre pour traverser l'Atlantique.

Juan serait-il l'un des ces hommes rares comblés par la vie ? Eh bien non, on le sait, ces bienheureux n'existent pas. Juan navigue le plus souvent en solitaire et reconnaît que la vie est parfois difficile seul sur un bateau. À croire qu'il n'y a pas de navigateur solitaire heureux. En fait, le bateau est un sujet de discorde entre le capitaine et sa femme. Si elle a accepté à contrecœur le temps passé à sa construction, elle refuse toute idée de navigation. Sa seule concession est de rejoindre son mari à une escale pour y rester une semaine ou deux, sans que le bateau ne lève l'ancre. Son rêve à elle, est que son mari vende son voilier et consacre enfin sa vie à autre chose que le voyage.

Les cyniques pensent sûrement que le beau capitaine devrait abandonner son épouse et partir à la conquête de nouvelles femmes et contrées. Que les romantiques se rassurent, Juan aime sa femme et n'a pas le projet de la quitter pour son bateau. Il reste un homme comme les autres qui essaie de concilier ses rêves et la réalité de la vie.

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